Gamètes de synthèse et pompes à intuition
Je viens de finir le dernier livre de Daniel Dennett, Intuition Pumps and other tools for thinking, dans lequel le philosophe expose de nombreuses « pompes à intuition », des expériences de la pensée qui permettent de poser un problème philosophique ou éthique et de voir où notre intuition nous conduit.
Dennett sait s’adresser à un public profane et ne manque certainement pas d’humour, de plus chaque chapitre est relativement court. Je vous recommande donc chaudement cette lecture, parfaite pour l’heure où les gamins font la sieste ou les transports en commun si vous êtes encore au turbin.
Dans un des chapitres consacrés à la reproduction sexuée, il évoque une chose qui m’a semblée fascinante mais sans vraiment développer certaines questions éthiques et philosophiques qui en découlent.
Nous vivons à une époque où le séquençage du génome devient de plus en plus abordable. La chose a coûté 100 millions de dollars quand elle a été accomplie pour la première fois en 2001, mais le coût d’un séquençage complet est estimé à 5 600 dollars en 2013.
Aujourd’hui un tel séquençage permet de détecter certaines prédispositions à développer un cancer par exemple, comme dans le cas célèbre d’Angélina Jolie.
Une autre application qui va apparaître dans les années à venir sera la création de spermatozoïdes et d’ovules de synthèse à partir de génomes séquencés. Une fois la séquence numérisée, il suffit de créer un algorithme qui assure la méiose, et à partir de ces gamètes, pour le moment virtuels, de créer des gamètes physiques, pour une fécondation in vitro et implantation dans l’utérus. Je passe sur les complications techniques, il n’y a rien d’a priori impossible là-dedans.
Dans son livre, Dennett présente un cas où un couple hétérosexuel a un enfant par ce biais là. La question qu’il pose à notre intuition est la suivante : l’enfant qui va naître est-il bien le fils ou la fille des deux personnes qui ont participé à cette expérience ?
Le génome de cet enfant est bien constitué de chromosomes assemblés à partir de ceux des 2 adultes, et tout test génomique de paternité / maternité identifierait bien l’enfant.
L’objet de cette pompe à intuition est de montrer que le génome est une donnée, une information, et que sa transposition au format numérique puis au format physique ADN ne change ni l’information ni la paternité.
Dennett en reste là, mais cette technologie future pourrait avoir d’autres effets intéressants du point de vue médical et éthique.
Supposons que l’un des deux futurs parents soit porteur d’une anomalie génétique. Serait-il éthique de modifier l’algorithme qui assure la méiose de façon à ce que le bout de génome portant la maladie soit automatiquement écarté dans la constitution des gamètes virtuels ? Y-a-t’il une pente savonneuse ici, avec le cas extrème où chaque allèle sera arbitré pour concevoir l’enfant le plus désirable à partir du génome des parents ?
Mon intuition est que pour épargner des souffrances à l’enfant, analyser les génomes sources et filtrer les allèles porteurs de maladie est une obligation morale, à partir du moment où cela est possible. Il est même possible que si ces techniques viennent à se généraliser, les futurs parents soient vivement encouragés à avoir leurs enfants par ce biais là, qui sera le plus responsable. En revanche mon intuition me dit que de faire un arbitrage sur des allèles en raison de préférences personnelles sur la couleur des yeux ou des cheveux ne serait pas acceptable.
Autre application induite par cette technologie, il sera possible de créer un spermatozoïde à partir du génome d’une femme et un ovule à partir du génome d’un homme. Ce qui veut dire que les couples homosexuels pourront avoir des enfants qui seront les leurs biologiquement. La seule limite est que deux femmes ne pourront pas avoir de garçon, car leur génome de contient pas de chromosome Y. Une telle application peut vous sembler contre-nature, mais je n’y vois pas d’objection morale, si ce n’est que dans le cas du couple masculin, il est nécessaire d’employer une mère porteuse. Quant à la limitation pour les couples féminins de ne pas pouvoir avoir de garçon par cette technique, il suffirait de remplacer un des chromosomes X par un chromosome Y séquencé sur le génome d’un homme. Un jeu d’enfant pour l’algorithme qui génère les gamètes. Si l’on veut vraiment rester en famille, on peut séquencer le chromosome Y d’un des futurs grands-pères. Que vous dit votre intuition dans ces cas là ?
Ça ressemble à de la science-fiction, mais je suis persuadé que cela entrera dans le débat public dans les prochaines décennies. Le débat fera rage, mais pour bien aborder ces questions, il sera important de comprendre que l’ADN est de l’information sous une forme chimique, et qu’il n’y a rien de magique ni de sacré là dedans.